Antoine Soriano Mor est libraire-éditeur. Le 18 mars 1998, la Cour d'Assises de Paris
l'a condamné à une peine de 10 ans de réclusion pour "viol sur mineur de quinze ans par
personne ayant autorité ". L'accusateur, Oliver Bauer, aujourd'hui âgé de 27 ans, qui a
reçu pour le procès l'appui de l'association Enfance et partage, est le fils de l'ancienne
compagne d'Antoine, J. Ruiz, avec qui il a partagé dix ans de vie familiale. Antoine Soriano
a toujours affirmé son innocence, au cours de l'instruction et pendant le procès.
Son pourvoi en cassation a été rejeté au début de l'année1999. Après deux ans et demi
de détention à la maison d'arrêt de la Santé, à Paris, il a été transféré dans le courant
du mois de septembre 2000 au centre de détention de Melun, où il se trouve actuellement
avec quelques trois cents condamnés à de lourdes peines .
"C'est la parole de l'un contre l'autre" déclarait pourtant l'avocat général dans son
réquisitoire. Aucune preuve matérielle, aucun témoignage qui atteste d'un soupçon qu'aurait
à l'époque ou dans les années de l'adolescence, développé un proche de la famille, un
enseignant. Un seul camarade d'adolescence, U.Gnesda, sera appelé à témoigner sur de
supposés aveux d'Antoine et on verra plus loin si on n'est pas en droit de se poser la
question de son instrumentalisation. Rien que la parole de l'ancien enfant accusateur,
surgie plus tard, et provoquant la séparation de sa mère et d'Antoine Soriano. Une parole
qui pèsera plus que celle de l'accusé par l'expertise de personnalité comme "un
homme réservé, discret, réfléchi, ennemi de toute violence...Dans les situations affectives
délicates, il sait réagir non en partisan mais en médiateur ".
Comment expliquer cette condamnation? Qu'est-ce qui a emporté " l' intime conviction" du
tribunal populaire, que l'accusé mentait et non l'accusateur? Si les experts commis par
le juge d'instruction ne sont pas ici à charge, il est d'autres acteurs, dont la parole
pèsera lourd : ce sont en effet les arguments de psychiatres et psychologues militants,
témoins de la partie civile, très présents dans le procès mais aussi dans les médias,
qui semblent avoir été décisifs. L'un après l'autre, ces psychologue et psychiatres,
Mme Adda, MM Aiguesvives et Sabourin, vinrent affirmer que le discours de
l'accusateur était crédible, et distiller l'idée que l'accusé était un "grand
pervers", dont une des caractéristiques est, précisément, de toujours nier.
Difficile dans ces conditions de prouver son innocence, par un renversement de la
charge de preuve. Ces témoignages de spécialistes militants, qui n'étaient pas nommés
comme experts, semblent avoir tenu lieu d'investigations et de débats contradictoires
sur cette "crédibilité" . Avec d'autant plus d'effets qu'ils furent relayés par des
émissions télévisuelles à sensation où O.Bauer apparaît comme la victime indiscutable
alors que la justice ne s'est pas encore prononcée. C'est le cas de Bas les masques
de Mireille Dumas ( avril 1995), où le Dr Sabourin présente le cas Soriano-Bauer
en pleine instruction. A la veille de l'examen de cette affaire en Cassation, le
Dr. Aiguesvives se fait co-réalisateur d'une autre mise en scène télévisuelle du
même cas ( Lignes de vie Blessures d'enfance. 22 novembre 1998). Cette prestation
amène Le Canard enchaîné à poser la question du " Mélange des genres" (Nicolas Beau,
25-11-1998). " 'Je suis sorti de mon rôle de thérapeute pour être militant', reconnaît
le psychiatre-témoin-réalisateur interrogé par le Canard ".
Cette militance emporta-t-elle l'instruction et le tribunal lui-même? On ne peut en tous
cas qu'être surpris du peu d'empressement à recouper le récit de l'accusateur, ou à
expliquer des points troublants qui peuvent l'infirmer. Ainsi, le tribunal ne s'émeut
pas qu'Olivier Bauer déclare ne pas connaître un témoin de la défense familier de la
famille durant la période cruciale de la préadolescence. D'autres témoins, toujours
appelés par la défense, dessinent le portrait d'un adolescent sportif, coquet,
passablement égocentrique, qui n'est en rien conforme à celui que ce dernier a tracé
de lui-même : anorexie, potomanie, repli sur soi-même. L'instruction refusa notamment
de suivre les quelques pistes qui auraient pu établir ou infirmer la réalité de
symptômes décrits par l'accusation. En particulier, l'enquête complémentaire dans
le lycée que fréquente la victime supposée, demandée par la défense, fut refusée.
On remarquera aussi que Mme Gaillard, enquêtrice de personnalité commise par le juge
d'instruction, dont le rapport concernant O.Bauer est plutôt peu conforme au tableau
psychologique attendu(" ...entier et sûr de lui... Très sensible, il souffre du rejet
dont il se sent l'objet de la part de ses parents en général et de sa famille
maternelle en particulier...") n'a pas réussi à avoir des contacts directs avec
Mme Adda, psychothérapeute d'O. Bauer et témoin d'Enfance et partage. Son rapport,
qu'elle commente au cours du procès, apparaîtra comme un témoignage de la défense.
L'un des aspects les plus gênants dans cette affaire judiciaire est l'évocation douteuse,
à trois reprises, d' "aveux" d'Antoine Soriano qui ne pourront être confirmés par des
témoignages cohérents. Le premier cas de ces supposés aveux est rapporté par la mère,
J. Ruiz, qui n'a pas cru les dires de son fils pendant quasiment les deux années qui
suivent la première allégation, et de ce fait s'est retrouvée en position d'accusée.
Elle change d'avis et parle d'" aveux", entendus une seule fois, quand ses rapports
avec l'accusé sont devenus très tendus, en raison notamment des accusations de son
fils. Ses témoignages seront imprécis et peu cohérents avec les déclarations d' O.
Bauer. Si elle fait l'objet d'un non lieu pour une accusation de "non-dénonciation
de crime sur mineur de moins de 15 ans", c'est au détriment de cette cohérence. Une
lecture attentive du dossier d'instruction révèle que dans le "réquisitoire définitif
" (14 août 1996), les arguments utilisés pour requérir ce non-lieu sont erronés :
glissements chronologiques et confusion sur les circonstances. Il n'empêche : le
tribunal jugeant Antoine Soriano retiendra de tout cela qu'il s'est livré à des aveux
complets devant sa compagne.
D'autres aveux supposés sont rapportés par Oliver Bauer, qui font intervenir U. Gnesda,
ami et condisciple d'O.Bauer. Dans une lettre datée du 13 janvier 94, une avocate de la
partie civile communique à la juge d'instruction: "O. Bauer me charge de vous préciser les
informations suivantes: En février 1993, s'est déroulé un entretien en présence d'Oliver,
sa mère, Antoine Soriano et un ami d'Oliver, U. Gnesda....Au cours de cet entretien
Monsieur A. Soriano a reconnu les faits". Or, là aussi, il ressort des déclarations de
cet ami que cette rencontre a bien eu lieu mais sans O.Bauer et on serait bien en peine
d'y trouver des "aveux ".
Le dernier cas d'aveux, selon l'accusateur, retient particulièrement l'attention. Lorsque
l'adolescent l'accuse d'attouchements sexuels, Antoine Soriano et sa compagne jugent que
cette grave situation requiert les compétences d'un psychiatre. A cet effet, et après
avoir convaincu le jeune homme de la nécessité d'une telle consultation, ils sollicitent
le Dr Cremniter (responsable du service de Psychiatrie de l'Hôpital Mondor à Créteil)
qui reçoit ensemble Antoine et Oliver au début de l'année1992. Au cours de l'instruction,
l'adolescent devenu majeur soutient devant le juge d'instruction "qu'il s'était rendu
chez un psychologue alors qu'il avait 17 ans, en compagnie d'Antoine Soriano, devant
lequel ce dernier avait une nouvelle fois reconnu les faits". Appelé à témoigner
pendant le procès, le Dr Cremniter ne put s'exécuter. La lettre qu'il adressa à
la cour pour excuser son absence fut lue en début de procès et oubliée. Voici
ce qu'il écrit dans une lettre adressée à l'épouse de l'accusé, peu après le procès
: " ... Je tiens à vous souligner qu'en aucun cas, je n'ai perçu les indices chez
lui d'une attitude fausse ou suspecte, ni a fortiori les caractéristiques d'un pervers,
violeur d'enfants. En aucun cas il n'a confirmé les dires du jeune"
Pourquoi le tribunal a-t-il négligé les nombreux éléments indiquant la fragilité de l'
accusation et les diverses appréciations attestant de la rigueur morale d'un homme qui
écrivait, peu de temps après son incarcération : "... tout ce que j'ai appris( ces valeurs
issues de l'engagement et de l'exil espagnol de mes parents), tout mon vécu, tous mes
engagements dans la vie (avec ses erreurs certes), tout ce que je suis va à l'encontre
de cette horreur, sommet de la négation de l'autre, de sa destruction, qu'est le crime
dont on m'accuse injustement (Lettres d'Antoine Soriano depuis les cellules du Sud-Ouest
parisien, in Chimères n°135, hiver 1998). La discrétion de sa défense en même temps
que le grand bruit de l'accusation, contiennent évidemment une partie de l'explication.
Le contexte médiatique et judiciaire, très marqué après l'affaire Dutroux par la
crainte du "laxisme" dans de telles affaires, en est un autre pan, exprimé ainsi par
Monsieur Bonhomme, substitut du procureur de la République à Nantes, dans sa réponse
à la prise de position dans Le Monde de l'écrivain Javier Marias en faveur de Soriano
( Quand il suffit d'accuser pour condamner par Javier Marias, 19/10/1998 et
Que savez-vous des victimes, Monsieur Marias par Olivier Bonhomme, 29/10/1998).
"Si exceptionnellement un dossier peut comporter une accusation fallacieuse,
combien des 6800 enfants victimes d'abus sexuels (...) en sont capables ". L'inconvénient
d'une telle position, dont on comprend bien qu'elle est motivée par l'urgence de mettre
au jour une parole blessée et le sentiment de l'avoir trop longtemps négligée, est
d'ouvrir la porte à un droit d'exception, où la parole accusatrice devient suffisante
pour condamner. Cette attitude a entraîné ces dernières années une dérive, notamment
dans la mise en cause d'enseignants. Dénoncée par de nombreux professionnels de
l'enfance , elle a motivé récemment une nouvelle circulaire imposant de soumettre
des accusations de ce type, quand elles ne sont pas assorties d'autres preuves, à
une expertise psychologique en "crédibilité". Mais résoudra-t-on ainsi le problème ?
Si une telle expertise peut sembler une garantie suffisante au stade de l'accusation
(dans un pays où celle-ci n'est pas contradictoire), elle peut être très problématique
si elle remplace, au cours d'un procès, le faisceau d'éléments de preuves et de
témoignages concordants qu'exige dans notre droit la condamnation. La suspicion,
légitimée par la parole d'un spécialiste, devient alors preuve suffisante. Le point
précis où le droit dérive vers l'exception, dans de telles affaires, est en effet
celui d'une alliance très particulière entre investigation psychologique et Justice,
qui peut rappeler fortement des procédures inquisitoriales.
Ceci se déroule d'ailleurs sur fond d'un débat très polémique dans le champ psychologique,
particulièrement aux Etats-Unis avec les procès de "personnalités multiples ". La dérive
est ici allée très loin, entraînant des juges à accepter en justice les témoignages
séparés des différents "alters" d'une "personnalité multiple" pour reconstituer ces
"faits"... Il faut noter que sans s'engager dans ces voies aberrantes, des "psychologues
défenseurs des enfants" en France, dont Pierre Sabourin, ont semblé les cautionner,
en s'en prenant à la réputation de Jan Hacking, philosophe analytique américain qui
a déconstruit ces affaires aux Etats Unis.
Freud lui-même serait la cible de cette croisade, pour avoir argué que tout témoignage ou
souvenir d'un (ancien) enfant n'est pas nécessairement véridique, pouvant témoigner de
conflits internes au sujet (et de ses fantasmes) et non d'une agression externe. Le sens
de ces précautions freudiennes est interprété par certains comme négation de tout
trauma et défense patriarcale de la sexualité adulte voire masculine... Cette attaque
très simplificatrice fait l'impasse sur une motivation essentielle du fondateur de la
psychanalyse : celle de dissocier sa discipline de tout ce qui pouvait la rattacher à
des théories de la sorcellerie avec possession et des pratiques de désenvoutement,
ce qui implique le renoncement à l'hypnose notamment. C'est à ce prix que pouvait se
construire la scène analytique comme productrice d'une vérité du sujet, et de lui
seul. Dans sa dissociation complète d'avec toute scène judiciaire, chacune tirant
sa légitimité de ses propres limites. Position laïque en quelque sorte que tendent
à faire tomber certains thérapeutes combattants s'instituant comme experts , au
détriment de règles par lesquelles le judiciaire, lui aussi, spécifie ses règles de
production d'une vérité, bien différentes de celle de la thérapie ou de l'inquisition
: le débat contradictoire, l'obligation d'une confrontation de l'accusation à d'autres
éléments qu'elle-même. On arguera qu'en ce qui concerne des périodes anciennes, la
preuve est difficilement matérielle. Et que la maltraitance est souvent bien cachée,
par un ensemble d'aveuglements ou de complicités. Mais de la vérité d'un sujet et
de lui seul, peut-on faire découler la condamnation d'un autre ? Voici quelques
questions que soulève l'affaire Bauer-Soriano, questions à la fois d'éthique
judiciaire et thérapeutique, fortement mises à mal ici.
" Il est grand temps de prendre conscience de la réalité de cette dérive et
d'y mettre un terme. La vie d'un trop grand nombre d'innocents en dépend ",
écrivait Christophe Doré dans Le Figaro.(Réunies en comité, des personnes mises en
cause dénoncent une 'flambée judiciaire''. Traque anti-pédophile: les risques de
dérapage . 30 mars 1999 ) en rendant compte d'un débat public consacré aux
"Abus sexuels sur les enfants et dérives institutionnelles" (27 mars 1999) auquel
participèrent avocats, psychiatres, enseignants. Antoine Soriano n'a cessé depuis
son incarcération de multiplier les recours, sans succès aujourd'hui. Mais il ne
renonce pas à l'espoir d'entreprendre, avec l'aide de ses amis, ce qui lui tient
le plus à cœur : démontrer comment il est devenu la victime innocente d'une
machinerie judiciaire aveuglée par la nature du supposé délit.