Max Vincent nous a remis il y a quelques jours le texte qui suit. Son mérite est évident. Il démontre que l'injustice faite à Antoine Soriano n'est pas seulement le résultat d'un traitement judiciaire exceptionnellement bâclé mais que précisément la partialité révoltante de ce jugement doit beaucoup à un aveuglement généralisé de la justice et d'une grande partie du corps social dès qu'il est question d'affaires faisant intervenir des mineurs. Avec Max Vincent, ALAS dénonce ces pratiques qui témoignent du retour d'un véritable " ordre moral" et insiste à nouveau sur l'urgence d'une prise de conscience de cette dérive pour revenir à une application sereine de la justice.

DE L'OPERATION "ADO 71" A LA CONDAMNATION D'ANTOINE SORIANO
EN PASSANT PAR UN ARTICLE DU CANARD ENCHAINE
ET UN JUGEMENT INCITANT AU MEURTRE DE PEDOPHILE



En juin 1997, le parquet de Macon lançait sous l'appellation "Ado 71" l'une des opérations les plus spectaculaires de ces dernières années. A l'origine, s'il faut en croire Jean Louis Coste, le procureur de Macon, la saisie chez un receleur de cassettes où figuraient des photographies de sexes mutilés d'enfants avait fait craindre un réseau criminel d'une grande ampleur. Il s'agissait en réalité de photos provenant d'une association contre les mutilations d'enfants rapidement mise hors de cause. Cette opération "Ado 71", particulièrement médiatisée, permettait d'arrêter 700 personnes dont les noms figuraient sur les fichiers d'un éditeur de cassettes-vidéo classiques et pornographiques, certaines de ces dernières présentant un caractère pédophile. Dans un contexte où l'opinion se trouvait particulièrement sensibilisée aux lendemains de "l'affaire Dutroux", ces spectaculaires arrestations furent présentées comme une opération "antipédophile" et entra"nèrent une vive réaction de la Ligue des droits de l'homme. Celle ci dénonça entre autre à travers ces "rafles scandaleuses" les amalgames faits entre les différents possesseurs de cassettes-vidéo. En effet, Jean Michel Dumay dans un article du Monde intitulé Les équivoques du combat contre la pédophilie, publié peu après le procès mâconnais de ce printemps 2000, nous rappelle opportunément que ce type de procès, tout comme celui du réseau Toro Bravo déjà jugé en 1997, "relève d'abord du voyeurisme et non de la pédophilie active, une notion d'ailleurs guère juridique". C'est le premier amalgame : on agite l'épouvantail de la pédophilie là où il s'agit tout simplement de voyeurisme. La justice à beau rétorquer que ces détenteurs de cassettes étaient accusées de "receler des objets obtenus à l'aide de corruption de mineurs", les médias et l'opinion, précédés en ce sens par le parquet de Macon, ont d'abord et avant tout associé l'opération "Ado 71" à une affaire de pédophilie. Des accusations dont chacun saisit la portée quand on sait que parmi les personnes arrêtées lors de ce coup de filet cinq d'entre elles se suicidèrent durant la garde à vue. Le substitut du procureur de Paris requérant dans l'affaire Toro Bravo aura beau quelques mois plus tard se défendre de tout "amalgame (portant) à confondre voyeurisme sexuel avec viols et assassinats d'enfants" le mal était fait du coté de Macon. Ce qui nous vaudra, lors du procès "Ado 71", le jésuitisme regret d'un avocat général déclarant : "C'est triste que cinq personnes aient perdu la vie, car, de toute évidence, cela ne méritait pas une telle conséquence".

Second amalgame relevé par Jean Michel Dumay : "Ensuite, parce qu'on persiste, par une dérive sémantique, à parler génériquement d'enfants (on pense à de jeunes prépubères, en tout cas de moins de quinze ans, victimes prisées des pédophiles criminels) quand il s'agit souvent d'adolescents proches de la majorité dont il ne ressort pas qu'ils sont victimes de viols". Ici également on parlera d'enfants là où il est question d'adolescents ayant accédé à la "majorité sexuelle". D'ailleurs de nombreuses cassettes "incriminées" mettaient en scène des adolescents dont il paraissait difficile, en l'absence de détermination exacte de l'age des acteurs dits "corrompus", de savoir s'ils avaient atteint la majorité ou pas. Le critère subjectif de l'apparence fut donc retenu et cette "expertise" d'un genre particulier se trouva confiée à un photographe et un technicien d'images. C'est certainement le seul aspect savoureux de cette affaire : ceci eut fort réjoui Alphonse Allais et l'aurait incité à remercier la justice d'avoir enfin résolu l'insoluble problème de "l'age du capitaine".

Enfin la volonté affirmée de lutter contre les agressions sexuelles sur mineurs constitue un bon prétexte pour s'en prendre à la pornographie, l'homosexualité et la pédérastie. Car sinon comment comprendre qu'une "part non négligeable des prévenus excipait de leur bonne foi en relevant que les cassettes avaient été achetées, non via le réseau d'Alapetite" (l'éditeur de cassettes-vidéo condamné en différé le 10 mai 2000 à trois ans de prison)" mais dans des sex-shops qui, librement, commercialisaient ces produits avec garantie portant sur l'age, certaines vidéo ayant été soumises au dépôt légal de la bibliothèque nationale de France". En plus, lors des plaidoiries du procès, on apprenait "que l'un des producteurs avait proposé dés le début de l'opération "Ado 71", via le conseil d'un mis en examen, de fournir aux autorités judiciaires des justificatifs d'age. L'instruction semble n'en pas avoir tenu compte". Ajoutons que certaines des cassettes incriminées "avaient déjà été examinées dans le cadre de l'affaire Toro Bravo (les fichiers clients se recoupant souvent), qu'elles avaient été visionnées puis... rendues par les gendarmes qui estimaient alors qu'il n'y avait pas lieu à poursuivre".

Ces exemples sont parlants. On ne nous fera pas croire que ces arrestations spectaculaires, ces inculpations et ces condamnations relèvent d'abord de la pédophilie. D'un coté l'on brandit l'épouvantail pédophile pour davantage discriminer des pratiques qui ressortent du voyeurisme, de la pédérastie non active, voire de la simple consommation d'images pornographiques. Et de l'autre se trouve stigmatisée toute attitude qui défendrait la sexualité dans sa diversité, ou l'expression d'une "singularité sexuelle", ou encore qui en appellerait à l'esprit critique devant l'utilisation aujourd'hui faite de "l'abus sexuel sur enfant" (sous prétexte qu'une telle attitude ferait le jeu, ici en l'occurrence, de la pédophilie).

J'en veux pour preuve un article du Canard enchaîné qui, publié en novembre 99, sans signature, provoquait de nombreuses réactions en raison des attaques visant la collection "Les empêcheurs de penser en rond". Les médias ont largement répercuté le différend qui opposait le directeur de cette collection à la rédaction du Canard mais sans que l'accent soit toujours mis sur l'essentiel. Cet article s'en prend à Ian Hacking, un universitaire canadien candidat au Collège de France, accusé dans son ouvrage L'âme réécrite. Essai sur les personnalités multiples et les sciences de la nature (publié deux ans plus tôt aux "Empêcheurs de penser en rond") de défendre des thèses ambigu's sur la pédophilie. L'article du Canard représente une excellente illustration du dicton "quand on veut noyer son chien on l'accuse de la rage" puisque tout lecteur de bonne fois s'aperçoit en prenant connaissance de ce livre que les allégations du rédacteur anonyme ne sont nullement fondées. Cependant Hacking se distingue de l'habituelle antienne, celle pour qui le pédophile se confond avec le "mal absolu", lorsqu'il relativise les conséquences des abus sexuels en s'appuyant sur plusieurs études publiées depuis une dizaine d'années. L'universitaire canadien rappelle opportunément que 24 % des femmes interrogées en 1953 lors du fameux rapport Kinsey reconnaissaient avoir eu des expériences sexuelles avec des adultes durant leur enfance. Kinsey n'en avait pas tiré des leçons négatives, bien au contraire. Nul à l'époque ne s'était focalisé sur cette question là : c'est le rapport Kinsey dans sa totalité qui faisait scandale (du moins pour les bien-pensants). Aujourd'hui il n'en va plus de même, et c'est d'ailleurs pourquoi Hacking, afin d'expliciter sa recherche et bien faire comprendre quel en est l'objet, déclare : "Si j'adopte une attitude distanciée par rapport à l'abus sur enfant, c'est que je m'intéresse à la façon dont il est devenu un objet de connaissance causale dans le cadre de la science nouvelle de la personnalité multiple". Comment expliquer, pour le dire autrement, pareil changement de paradigme ? C'est la question essentielle, celle que pose Hacking avec d'autres mots dans le chapitre "L'abus sexuel sur enfant". Le Canard, en citant la thèse d'Hacking, à savoir que le "concept d'abus sur enfant ne peut faire l'objet d'une connaissance scientifique", se référait pour la contredire à des "spécialistes consultés par le journal". On aimerait conna"tre ces spécialistes. Pourquoi le Canard n'a-t-il pas cité leurs noms ? Un spécialiste, une autorité en la matière, ne peut être confondu avec l'un de ces informateurs immergés dans le microcosme politique et dont l'anonymat va de soi. Une seule certitude dans cette histoire. Les thèses de Hacking, du moins celles défendues dans quelques pages de L'âme réécrite, sont d'autant plus inacceptables par ces "spécialistes" (ou prétendus tels) qu'elles émanent d'un universitaire connu et reconnu. C'est bien là le fond de l'affaire.

Cette affaire en évoque une autre. Un an plus tôt, sous la plume de Nicolas Beau, le Canard avait été mieux inspiré en publiant un article sur l'émission "Ligne de vie" diffusée sur France 2 et consacrée à la pédophilie. Ce journaliste s'inquiétait que dans cette émission, "entièrement à charge, les témoignages des victimes sont entrecoupés des "confessions" de détenus qui, dans le cadre d'affaires toutes différentes, avouent leurs crimes et s'assument comme pédophiles. Autant de récits chocs qui naturellement crédibilisent l'accusation". Une émission également sujette à caution car l'affaire impliquant l'un des accusés cité dans "Ligne de vie", le libraire Antoine Soriano, condamné à dix ans de prison pour des faits qu'il niait depuis le début de l'instruction, se situait encore sur le terrain judiciaire en attendant la décision de la Chambre de Cassation. Nicolas Beau précisait aussi que l'un des psychiatres, coauteur de l'émission, "était à la fois juge et partie puisqu'il venait de témoigner lors du procès en assise évoqué plus haut contre le même Antoine Soriano. Il ajoutait que le patient de ce psychiatre, la "présumée victime", jouait dans "Ligne de vie" le rôle de l'accusateur.

C'est l'un des enseignements de cette "affaire Soriano" : il existe en France un lobby antipédophile particulièrement actif. Apparu aux lendemains de l'affaire Dutroux, ce lobby a fait la preuve de ses capacités lors de l'instruction, puis du procès de Soriano. Il s'agit d'un réseau articulé autour d'un noyau dur, des psychiatres et thérapeutes familiaux dont les thèses dessinent les contours d'une "thérapie policière" qui ne sont pas sans rencontrer de larges échos auprès de magistrats, de travailleurs sociaux ou de psy divers. Ces thèses se trouvent exposées dans un livre collectif intitulé La violence impensable. La lecture de cet ouvrage laisse pantois : on hésite entre le fou rire (quelquefois), la colère (parfois) et le sentiment diffus, assez contrariant, que ce livre indigent, dont certaines pages semblent avoir été écrites par le Père Ubu, a néanmoins quelque chose à voir avec l'air du temps. Vous ignorez sans doute que la prostitution, la délinquance et la bêtise (sic) constituent d'irréfutables symptômes post traumatiques de l'abus sexuel : La violence impensable vous l'apprend. Et puis cet abus sexuel peut se présenter sous les formes les plus innocentes, les plus recommandées même par les manuels de puériculture : tel le "nursing pathologique", tels les bains pris en commun, telle l'utilisation du thermomètre rectal ou de suppositoires. Ce chapitre se conclut (on rit moins) par la mise en garde suivante : "Dans le cadre de la protection de l'enfant il serait juste de considérer ce type d'abus sexuel commis par les parents sous de fallacieux prétextes thérapeutiques pour ce qu'ils sont, à savoir des viols par ascendant sur mineurs, puisque notre code ne désigne pas nommément l'inceste". Nos rédacteurs enfourchent alors l'un de leurs chevaux de bataille, ce qu'ils appellent "l'administration de la preuve". D'abord ils nous assènent que toute plainte d'un enfant (ou d'un adolescent) relative à un abus sexuel doit être considérée comme véridique et constituer une preuve pour un tribunal. A ce stade, des lecteurs jusqu'ici plutôt sceptiques, pour ne pas dire plus, peuvent en revanche être troublés par l'affirmation, réitérée, "l'enfant a toujours raison", à partir du moment où ils adhéreraient à la "théorie de la séduction", abandonnée par Freud vers 1897, renouant ainsi avec la conception préanalytique d'une innocence sexuelle de l'enfant (et de son corollaire l'adulte séducteur). Mais les rédacteurs de La violence impensable ont également une théorie sur les enfants qui se taisent. Ils vont ici s'attacher à décrire les différentes manifestations d'ordre symptomatologique qui, chez un enfant, témoignent de l'existence d'un abus sexuel. C'est à l'occasion d'une fugue, ou lors d'une soudaine conduite d'échec scolaire, ou lorsque le bambin se met à manifester un intérêt pour sa sexualité sans rapport avec son age. On peut également subodorer l'abus sexuel à travers les dessins de l'enfant (grands champignons ou organes génitaux de taille disproportionnée) ; ou dans un appartement dans lequel aucune porte ne ferme à clef, et surtout pas celle des toilettes ; ou, dans un contexte de maltraitance, "le fait qu'un enfant soit visiblement plus gâté que les autres est un indice qui peut également alerter" ; ou encore par "un auto érotisme compulsif". On aura compris à travers cette énumération que tous les enfants sans exception sont victimes d'abus sexuels. La planète psy a trouvé là ses intégristes. Il y a chez les auteurs de La violence impensable un mode de raisonnement à l'égard des personnes accusés d'abus sexuel qui ne laisse pas la moindre chance à ces dernières. L'enfant, qui lui dit toujours la vérité, ne peut que vouloir protéger son agresseur s'il se rétracte dans un second temps. Cette rétraction est par ailleurs une "preuve de la terreur familiale que l'enfant subit" et un "indicateur supplémentaire de la réalité des abus commis". Imparable ! Dans le meilleur des mondes totalitaires on ne raisonne pas différemment ! Pourtant, en se référant à l'actualité de ces dernières années, celles des prolongements de l'affaire Dutroux, des adultes furent accusés par des adolescents qui ensuite se rétractèrent. Un enseignant accusé injustement préféra se donner la mort. J'imagine que si l'on soumettait ce cas à nos ayatollah ils nous répondraient qu'un individu qui n'a rien à se reprocher ne met pas fin à ses jours.

C'est surtout parce que leurs "propositions" rencontrent l'assentiment de magistrats, de policiers ou de travailleurs sociaux qu'il convient de prendre au sérieux La violence impensable. Pour les auteurs de ce livre la famille est souvent perçue comme le lieu de tous les dangers. Pour une fois je ne manifesterais pas fondamentalement mon désaccord si le caractère de cette dénonciation ne rappelait fâcheusement les propagandes hitlériennes et staliniennes encourageant les enfants à dénoncer leurs subversifs parents. Dans le même registre (et là nous sommes au coeur de cette "thérapie policière"), nos auteurs privilégient la voie judiciaire à la voie administrative dans un cas de signalement d'abus sexuel, car "contrairement à certains intervenants insuffisamment formés les policiers minimisent rarement la dimension criminelle des faits qui leur sont signalés". Nos rédacteurs sortent alors l'une de leurs cartes ma"tresses, à savoir "le recours à la loi est un préalable à la thérapie". Ce qui se traduit, lors d'un appel téléphonique les alertant sur une situation d'abus sexuel, par la demande expresse que cet interlocuteur dépose une plainte et fasse auditionner l'enfant par les services de police avant toute consultation (si ce signalement n'était pas fait nos thérapeutes s'en chargeront lors de la première séance). Un préalable, en quelque sorte, à l'organisation de "thérapies familiales avec les agresseurs sexuels incarcérés et leurs familles d'origine (...) Ceci suppose d'accepter la présence de policiers et de gardiens pendant le temps de la séance, ce qui pour nous constitue un travail avec le réseau fort enrichissant". Sans commentaire.

La télévision est particulièrement investie par ces thérapeutes. Ils trouvent là un terrain à leur convenance puisque ces émissions, dans leur grande majorité, en privilégiant l'émotionnel au détriment de toute réflexion critique favorisent l'expression des discours régressifs et répressifs. Et l'on ne retient des généralisations abusives, des affirmations réductrices et de l'indigence théorique de ces "spécialistes" que l'attitude "militante" de thérapeutes déclarant la guerre aux pervers et aux agresseurs sexuels. La dernière en date de ces émissions, diffusée sur France 3, présentait le dossier d'une affaire déjà jugée et qui avait débouché sur un non lieu. La journaliste chargée de confectionner ce dossier, une dénommée Pascale Justice, reprenait les thèses d'une accusation dont on saura, au vu des documents produits lors de l'émission "Arrêt sur image" du 21-5-2000, qu'elle reposait sur des témoignages d'enfants pour le moins affabulatoires. Cette journaliste donc adoptait un point de vue manichéen et se livrait à un exercice de style manipulatoire qui risque de faire date dans les annales de la télévision. De surcro"t, lors du débat de fin d'émission, une magistrate avouait sans sourcilier avoir eu connaissance de "charniers d'enfants" en Seine-et-Marne. Lors du même "Arrêt sur image" l'on apprenait que cette "révélation" avait provoqué des réactions en haut lieu et obligé la chancellerie à démentir l'existence de tout charnier d'enfants en Seine-et-Marne ou ailleurs. L'imprudente magistrate (une militante bien entendue de la cause antipédophile) ayant reconnu qu'elle répercutait un propos de couloir tenu devant elle treize ans auparavant. Et il s'agit d'un procureur de la République !

Cette longue digression s'avérait nécessaire pour bien situer les enjeux du procès Soriano. Une telle machine, bien rodée, bien huilée, devait nécessairement reconna"tre à travers la personne du libraire l'abuseur sexuel type. Encore fallait-il que sa "victime" corresponde au profit décrit dans La violence impensable : un portrait de coupable idéal ne pouvant se constituer qu'à travers celui d'une victime idéale. Ceci pour dire qu'Antoine Soriano n'a pas été jugé équitablement. L'instruction, d'abord, n'a pas permis de vérifier les allégations de la prétendue victime. Au procès, l'avocate générale a d'ailleurs reconnu l'absence de preuves : "c'est la parole de l'un contre la parole de l'autre". L'accusé ne pouvait opposer que sa bonne foi face aux arguments de thérapeutes (dont je précise qu'ils représentent une minorité "intégriste" en milieu psy) qui ont pesé de tout leur poids dans la balance en présentant au tribunal un modèle, celui d'une "victime par excellence d'abus sexuel", élaboré patiemment durant l'instruction. Ces mêmes thérapeutes n'hésitant pas à exercer cette forme de chantage auprès des jurés qui tient dans l'affirmation, "la guérison de notre patient passe par la condamnation d'Antoine Soriano". Les personnes présentes au procès ont également relevé l'acharnement de la partie civile à l'égard de l'accusé. Un procès équitable aurait permis à la défense d'apporter la contradiction aux dits thérapeutes par la citation à la barre de témoins à décharge ad'hoc. Dans le climat d'ordre moral qui caractérise cette époque il devient d'autant plus urgent de se mobiliser pour réclamer, ici en l'occurrence, la tenue d'un nouveau procès. Plus les faits relatés ici seront connus, plus cette conviction intime qui est la mienne et celle de quelques autres - l'innocence d'Antoine Soriano - aura la possibilité d'être élargie à tous ceux qui ne se reconna"tront jamais dans la célèbre formule de Goethe : "Je préfère une injustice à un désordre".

Mais le pire, encore, était à venir. Un verdict rendu récemment par un tribunal nous apprend que l'immunité (ou presque) accordée aux flics meurtriers de "jeunes de banlieue" s'élargit à une autre catégorie, celle des assassins de pédophiles. Un an et demi auparavant un homme de 78 ans reconnaissait des attouchements sexuels sur les deux enfants de son voisin. Des histoires de main dans la culotte qui n'avaient apparement pas traumatisé ces deux enfants, selon les gendarmes. Le procureur de Bourgoin, d'ailleurs, remettait en liberté le vieil homme en attendant qu'une mesure "d'éloignement" soit prise par la justice. Quelques mois plus tard, à la veille d'un placement en maison de retraite, le père des deux enfants étranglait le "papy pédophile". Le 26 mai 2000, la Cour d'Assise de Grenoble rendait son verdict : trois ans de prison ferme. C'est ce dernier chiffre qu'il faut retenir pour le comparer à celui (10 ans) condamnant Antoine Soriano sans la moindre preuve ; ou (toujours 10 ans) la peine maximum qu'encoure toute personne inculpée pour "atteintes sexuelles", c'est à dire des infractions commises sans violence, contrainte, menace, ni surprise sur des mineurs de 15 ans.

Nous entrons dans le registre de l'odieux. Un tel verdict fait "appel d'offre" en quelque sorte. N'importe quel père outragé, ou tout quidam peut désormais "se faire justice" en risquant une peine minimum. C'est une incitation au meurtre de pédophile. Et quant on sait que parmi les personnes accusées de cette "infamie" certaines le sont injustement on mesure la portée d'un pareil jugement. Mais un scandale peut en cacher un autre. Ceci ne semble pas scandaliser grand monde. Nous sommes arrivé à un point de perversion des esprits, d'acception de ces "chasses aux sorcières" et de haine viscérale à l'égard des "pédophiles" ou considérés tels que la très grande majorité de nos contemporains finit par accepter l'inacceptable. De surcro"t cela englobe des "progressites", des gens résolument "à gauche", ou encore "épris de justice".

Ces quatre affaires possèdent des points communs. Chaque fois, on l'a vu, l'accusation de pédophilie permettait soit (l'opération "Ado 71") de discriminer des "pratiques sexuelles" non actives qui relevaient principalement du voyeurisme ou de la pédérastie (que cette dernière soit reconnu ou pas) ; soit de disqualifier (l'article du Canard ) un universitaire qui, s'interrogeant sur l'abus sexuel comme "objet de connaissance causale", relativisait par cela même l'habituelle antienne qui voit du "traumatisme partout" ; soit d'instrumenter (les dix ans de prison ferme d'Antoine Soriano) la justice à travers la fabrication d'un "coupable idéal" malgré l'absence de preuve ; soit encore (le jugement de Grenoble) de constituer une incitation au meurtre de pédophile. Ces différentes manifestations à travers lesquelles l'ordre moral entend, sous couvert de dénonciation et d'éradication de la pédophilie, extirper la sexualité de ses "singularités" sont à mettre sur le compte de ces nombreuses associations, dites de protection de l'enfance, qui se focalisent principalement sur des affaires "d'abus sexuel sur enfant". D'aucuns, en revanche, davantage soucieux de traiter le problème sous un angle moins exposé, et qui voudraient se distinguer de ces "chasses aux sorcières" ou marquer leurs distance avec ce combat pour l'ordre moral mettent en avant la question d'un soin approprié pour les "délinquants sexuels", les "pervers", voire même toute personne ne s'inscrivant pas dans une norme sexuelle. Jean Michel Dumay rappelle, dans l'article du Monde déjà cité, qu'à "Macon, combien de prévenus acheteurs de cassettes mettant en scène des jeunes paraissant plus de quinze ans se sont vu poser, par exemple, la question de savoir s'ils se soignaient. On fut tenté de demander de quoi. De la pornographie ? De l'homosexualité ? De leur attrait pour les jeunes, autrement dit de leurs tendances pédérastiques ? Car s'ils culpabilisaient, tremblant de honte, c'était manifestement pour beaucoup d'avoir versé dans la pornographie ou de s'être avoué une homosexualité rentrée. L'un d'eux affirmait même, penaud : "Je vais mieux maintenant. Je regarde des cassettes hétérosexuelles adultes". La question avait fait grand bruit lorsque le Garde des Sceaux de l'époque, Jacques Toubon, recommandait l'obligation de soin pour les "délinquants sexuels" dans le texte de loi qu'il concoctait. La Ligue des droits de l'homme et de nombreux psychiatres étaient alors monté au créneau pour dénoncer ce projet qui obligeait les professionnels à soigner ces "délinquants sexuels" contre leur gré : une psychothérapie où le patient ne ferait pas cette démarche de soin s'avérant vouée à l'échec. Un projet de loi repris dans ses grandes lignes par Elisabeth Guigou sans trop d'opposition cette fois ci. La loi de juin 1998 est pourtant l'une des plus répressives de notre arsenal juridique. Mais qui le mentionne ? Qui signale le danger que représente la psychiatrisation de tout "délinquant sexuel", et par extension de tout "déviant sexuel"? Nul, à l'exception de la Ligue des droits de l'homme, et de quelques psychiatres et magistrats qui semblent aujourd'hui isolés, n'émet encore des critiques. Et pas de réaction notable du coté d'un "mouvement social" qui a sans doute trop à faire avec les exclus pour se mobiliser sur ces histoires de moeurs si peu politiques.

Comment expliquer, sur un plan plus global, pareille situation ? Les sociologues répondent en terme de "changement de mentalité" (du au statut actuel de l'enfant, à la prise en considération du discours des victimes, au rôle joué par les médias dans les affaires de moeurs, etc.). Ceci donne des indications précieuses sur l'évolution de notre société mais apporte peu d'eau à notre moulin. D'ailleurs, les questions basiques, indispensables, nécessaires, peuvent elles être encore posées ? Toute discussion devient impossible dés lors que vous vous efforcez de distinguer les sadiques et agresseurs sexuels des sujets dont l'inclination vers des enfants, et plus généralement des adolescents n'admet pourtant ni violence, ni contrainte, ni domination. Pas plus que vous ne pouvez faire part de vos réserves sur le contenu univoque des traumatismes évoqués ou considérés tels ; ou d'introduire, même en prenant toutes les précautions voulues, la notion de consentement. Le discours dominant, moralisateur, celui de l'ordre moral, voit toujours de l'abus sexuel dés lors que ces deux sexualité, celle de l'enfant (ou de l'adolescent) et de l'adulte se rencontrent. Contrairement aux apparences, celle d'une pseudo permissivité, le "sexuellement correct" impose sa norme et procède par intimidation. Aujourd'hui les éditeurs hésitent à publier des ouvrages qui traiteraient avec la plus grande liberté de ce sujet tabou. Pourquoi ne pas imaginer qu'à l'occasion d'un viol d'enfant les auteurs de ces livres soient poursuivis et tra"nés devant les tribunaux pour avoir auparavant "justifié" par écrit pareil crime. L'exemple italien, celui de la responsabilité d'intellectuels dont les écrits avaient soi-disant contribué à favoriser un climat de guerre civile, ou initié par anticipation les attentats des Brigades rouges mérite d'être rappelé. Nous n'en sommes pas encore là mais allez savoir jusqu'où ce genre de dérive peut mener. Toni Negri, il n'y a pas si longtemps, en a fait la cruelle expérience dans une prison italienne. C'est d'ailleurs la même logique, ici ou là, qui permet de disqualifier toute pensée véritablement critique, utopique, radicale, sous le fallacieux prétexte qu'elle génère le pire.



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