L'article qui suit est paru dans "Le Monde" des 17-18 octobre 1998. Il avait été publié,
au préalable, dans l'hebdomadaire de langue espagnole "La Semana". Son auteur,
Javier Marias, qui compte parmi les écrivains espagnols importants de cette fin de siècle,
est aussi signataire de l'appel en faveur d'Antoine Soriano. Le cas français dont
il s'inspire est précisément celui d'Antoine Soriano. Cet article très éclairant montre que
le cas d'Antoine n'est pas un cas isolé, bien au contraire. Il suggère qu'il est maintenant
temps de réagir contre cette redoutable tendance de "l'air du temps", partagée par la société et
par les acteurs de la justice, à condamner sur la seule parole de l'enfant-victime présumée,
alors qu'aucun début de preuve de la réalité des faits allégués n'est établi. Rétablir l'innocence
d' Antoine Soriano est, à l'évidence, un pas important dans cette direction.

Quand il suffit d'accuser pour condamner


La justice n'est jamais aussi pervertie ou niée que lorsque l'accusé doit
prouver son innocence, sans que l'accusateur ait à prouver la culpabilité
de l'inculpé. C'était une pratique courante en Espagne durant la guerre
civile et même après, dans le camp franquiste qui avait triomphé. Il
suffisait qu'un voisin, un rival, un concurrent, un ennemi, une personne
poussée par l'agressivité ou la rancour, accuse un individu de tel ou tel
crime ou de souscrire à telle ou telle idéologie, ou tout simplement de
ne pas aller à la messe, pour que ce même individu fasse l'objet d'un
simulacre de procès au cours duquel il devait prouver qu'il n'avait pas
commis le délit.
Les dictatures le savent fort bien : il est pratiquement impossible de
démontrer qu'une personne n'a pas commis tel ou tel acte. Si vous
m'accusez d'avoir poignardé une vieille dame dans un parc et que vous
considérez, dès le départ, cette accusation fondée, comment pourrai-je
démontrer que je ne l'ai pas fait ? Quand on n'exige pas de preuves d'un
délit, quand on fait crédit à la simple affirmation d'une partie sans
autre forme de procès, il n'y a, dès lors, plus de justice et personne
n'est à l'abri.
Il existe aujourd'hui un type d'accusations qui commence à rencontrer un
crédit de ce genre : la pédophilie et l'abus, sans parler du viol, de
mineurs sont si répugnants qu'ils sont devenus les pires crimes dont on
puisse accuser quelqu'un. C'est précisément la raison pour laquelle,
parce qu'il s'agit de délits odieux et qu'on répugne à ce qu'ils restent
impunis, que les juges, les psychologues et la société en général ont
tendance à toujours croire la victime présumée. Celui qui est accusé
d'une telle infamie se trouve dans l'obligation, non pas de se défendre,
mais de prouver son innocence, ce qui, on l'a vu, est impossible. Les
juges devraient donc procéder avec la plus grande exigence et les plus
grands scrupules quand ils ont à traiter de tels dossiers. Il est permis
de penser qu'un juge a plus de discernement que le commun des mortels,
qu'il est moins enclin à subir la pression des médias ou à se laisser
influencer par les fluctuations de l'opinion, par les hystéries
collectives ou par ´ ce que demande l'air du temps ª. Un juge ou un juré
devraient se prémunir contre les croyances et les préjugés de leur
époque.
Et, puisqu'il y a une tendance presque congénitale à croire celui qui
accuse de ce type de délits, ils devraient examiner plus que jamais à la
loupe les éléments du dossier, sachant parfaitement que, par principe, la
société ´ veut ª que celui qui est accusé de pédophilie soit condamné, ne
serait-ce que pour cela. Nous en avons eu la démonstration en Espagne il
n'y a pas longtemps, avec la célèbre affaire Arny. Deux ans après que la
presse eut crucifié les prétendus clients d'un bar de Séville dans lequel
des jeunes se prostituaient, la plupart des accusateurs ont reconnu
qu'ils avaient menti. Il n'empêche : la carrière de plusieurs inculpés
était déjà brisée.
Je viens d'apprendre qu'en France on a condamné à dix ans de prison un
homme que le fils de sa compagne a accusé d'abus et de viol qui auraient
été commis alors qu'il avait onze ans. Il avait plus de dix-huit ans
quand il a porté plainte, et doit avoir maintenant quelques années de
plus. Il n'y a pas eu apparemment la moindre preuve, uniquement une
parole contre l'autre, ou plutôt une mémoire contre l'autre. Le jeune
homme s'est contredit à diverses reprises et sur trop de points ;
l'homme, non. Ce jeune homme, aux souvenirs duquel on a accordé un crédit
absolu, a pourtant été incapable, au cours de l'instruction, de se
rappeler le nom de son lycée et l'adresse de sa famille.
La version de l'ancien enfant correspond extraordinairement au ´ cadre
théorique ', exposé dans un livre, de l'un des psychologues qui l'ont
suivi et ont témoigné en sa faveur. Les expertises psychiatriques disent
que l'accusé n'est pas pédophile (il ne l'aurait été que dans cette
circonstance). La mère de l'enfant n'avait jamais rien remarqué, ni
n'avait cru son fils, même après la séparation des adultes. Chose inouïe
et grave, il n'est pas possible en France de faire appel d'un tel
jugement. Cet homme purgera dix ans de prison pour quelque chose qu'il a
toujours nié et dont personne n'a prouvé qu'il l'avait fait. Son seul
espoir est d'obtenir un nouveau procès.
Aux Etats-Unis, d'où viennent de tels excès, il y a des parents qui
n'osent plus embrasser ou caresser leurs enfants, de crainte d'être, un
jour, accusés de harcèlement ou d'abus sexuels. Qui se souvient sans se
leurrer de soi-même sait fort bien que les adolescents, et encore plus
les enfants, peuvent être les créatures les plus cruelles et les moins
scrupuleuses qui soient, surtout parce qu'ils sont peu conscients de la
portée de leurs actes. Beaucoup ont démenti les fausses accusations
qu'ils avaient fait peser sur leurs parents, leur famille ou leurs
professeurs, après avoir assisté à leur suicide. La chose est plus
inquiétante en France : je ne sais pas pourquoi, mais nous avons toujours
attendu d'elle qu'elle ne pervertisse pas la justice.

Javier Marias

(Traduit de l'espagnol par André Gabastou.)


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